C'est un Poisson qui nage
by R. Artaud (Telos)
C’est une folie de vivre. On est bête à ne pas savoir que c’est une folie de vivre. C’est un poisson qui nage, qui dort, qui se tait, qui fuit les ciseaux, les boucheries de l’homme et des autres poissons. Mais un poisson ne sait pas. Il ne sait jamais rien. Il y a les poissons qui savent, ceux qui habitent le rocher. Ils savent qu’il ne faut pas nager. Il faut rester immobile, l’un en haut de l’autre, le ventre contre la roche, et attendre la nuit pour se mettre en route. Il y en a d’autres qui vivent au large. Ils sont plus fins, plus lisses, et vont plus vite, ils connaissent le courant. Mais ils vivent toujours en bandes. Seuls les poissons-baleines, les plus seuls des poissons, les plus lourds et les plus tristes, font de longues traversées en solitaire, et, pour gagner de la sagesse, ôtent du temps à la vie, il s’en va des années, et la vie ne compte plus rien.
C’est pareil pour les poissons. C’est pareil pour les hommes. Certains, pour ne pas vivre, fuient les hommes et vivent de manière discrète, en cachette, en groupe. D’autres sont plus finement construits, plus lisses, plus vite. Mais ils vivent en bande. Et ceux qui veulent se soustraire au monde et gagner du temps pour le savoir, les solitaires, ils sont toujours plus tristes que les poissons baleines. Tout ce qu’il faut, c’est d’être poisson baleine : vivre longtemps, et de faire des longues traversées seul, et d’avoir du ventre. La vitesse et le groupe font mal, et la vie ne compte plus rien, mais le savoir vient de la vie, c’est le coût de la vie, le prix du poisson.
Et les hommes ont longtemps cru qu’il leur suffisait de nager pour acquérir du savoir. Ils ont cru que la vitesse faisait le savoir. Ils ont cru que l’aventure du savoir était dans le groupe. Mais les hommes sont mal construits. Le groupe et la vitesse sont mauvaises choses. La vitesse en groupe c’est le plus mauvais des mondes. Il n’y a rien qu’à fuir le monde. La vie n’a de sens que pour le mortel. Seul le mortel, l’individu, l’unique, le singulier peut savoir, car la vie est en lui unique. Ainsi tout ce que vous pouvez savoir, c’est de vous-même, et le savoir seul, et que le temps vous en ait coûté cher, et que ce soit cher pour vous. Que le ventre soit gonflé et lourd, car c’est là que le savoir se tient. Que vous ayez du ventre pour savoir. Vous pouvez dire que c’est une consolation, mais c’est aussi la tragédie. Mais c’est la seule.
Car, s’il en est, il faut se donner de la peine de vivre, et tout ce qu’il faut, c’est d’être en mouvement, d’aller-rambler. Pourquoi ne pas faire de longues traversées ? Si vous êtes jeune, c’est facile, il y a des milliers d’endroits. Si vous êtes vieux, des milliers d’endroits vous attendent encore, si vous l’avez du courage.
C’est une folie de vivre, ce qu’il y a de plus triste, c’est de savoir qu’il y a des poissons plus gros que nous, plus vraiment seuls et plus lourds que nous. Et que, même dans ce qu’on croyait le sol, dans la terre, il y en a qui savent, qui savent qu’il ne faut pas pousser les pieds, qu’il faut rester immobile, et que ceux qui le savent, ceux-là habitent la terre, mais pas dans la terre : c’est comme les poissons du rocher. Et il y a des poissons en plus profondeur, qui savent l’eau ne vaut pas la peine, ils savent que c’est de la vie qu’ils doivent se dépêtrer pour avoir du savoir. Pour gagner le savoir, il faut s’en tirer de la vie. Mais il faut en prendre. Ceux qui le savent, ils vendent leur savoir à ceux qui veulent le prendre. Voilà comment ils en font, les poissons.
Car qu’ils puissent se tromper, ils sont en train de me tromper. C’est la vie, ils se trompent en vivant. Mais ceux qui veulent, ceux qui savent que vivre est une folie, ceux qui sont des poissons-baleines, eux aussi sont en train de se tromper. Car si vous prenez votre vie au sérum, si vous l’embaumez, si vous l’immobilisez en quelque chose qui ne vieillisse plus, c’est que vous en avez pris du savoir, et vous avez vendu votre vie, et votre prix était cher, et vous êtes triste comme eux. Si vous prenez votre savoir pour votre vie, si vous avez l’air vivant mais qu’il ne reste plus rien de la vie que le savoir, c’est que vous l’avez donné pour rien.
Les hommes, ils ont cru qu’ils avaient du savoir sans rien ceder à la vie. Les poissons, ils pensaient qu’ils pouvaient vivre sans savoir. Ils étaient mauvais, tous deux. Les uns, pour avoir du savoir, ont laissé vivre les autres, et les autres, pour ne pas savoir, ont cru qu’ils vivaient.
Mais ce n’est qu’une consolation, et elle est aussi la tragédie. La vie vaut son prix, et la solitude son poids. Des que cela se comprend, on a le droit de savoir. C’est de la solitude que vient le savoir. Il faut savoir qu’on a le droit. Il faut se donner le savoir. La peine qu’on prend à vivre vaut son savoir. C’est ce que cela veut.